Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
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Édito

Quelle utopie pour notre temps ? Réflexions en temps de crise 75 ans après la Déclaration universelle des droits humains

Aldo Marchesi et Vania Markarian* *Historiens, Universidad de la República (Uruguay). Vania Markarian est titulaire d’une chaire de chercheuse invitée à l’IHEAL-CREDA pour 2024-2025.

 

Traduction de l’espagnol (Uruguay) : Juliette Dumont (IHEAL-CREDA, Centre franco-argentin des Hautes études en sciences sociales).

 

L’idée de crise est devenue un lieu commun pour penser notre temps. Le terme renvoie à des dimensions et des échelles diverses. Certaines crises sont facilement identifiables : la crise de l’ordre mondial tel qu’il s’est construit à la fin du XXe siècle autour de la centralité des États-Unis ; la crise environnementale qui paraît remettre en cause la perpétuation de notre espèce ; les crises migratoires qui laissent penser que dans plusieurs régions du monde les promesses des États sur le terrain des droits élémentaires sont loin d’être tenues ; les crises des démocraties libérales, régime politique dont on imaginait il y a 30 ans l’irrésistible expansion dans un monde globalisé ; les crises sociales liées au repli des États-providence dans un contexte d’augmentation des inégalités ; les crises associées aux innovations technologiques actuelles qui font entrevoir une série de bouleversements cataclysmiques dans le monde du travail dans des proportions telles que certains économistes les comparent aux débuts de la Révolution industrielle…

 

Bien que nous ayons parfois l’impression que ces questions ne nous concernent que de manière lointaine, ces crises nous traversent par divers biais que nous avons du mal à saisir. Dans cette partie du monde aussi des fissures apparaissent. L’émergence dans le Cône Sud de ce que l’on appelle les nouvelles droites, avec plus ou moins de succès selon les pays, montre l’érosion de certains consensus forgés au sein des luttes contre les dictatures et lors de la construction des accords politiques qui leur ont succédé. Nous pourrions dire que nous assistons à la fin d’un cycle durant lequel la compréhension de ce qu’était la démocratie renvoyait à une conception des droits humains liée à la récente expérience autoritaire. Nous souhaitons proposer quelques éléments d’analyse pour comprendre comment s’est construite cette relation et quels facteurs ont mené à sa déliquescence.

 

Soulignons tout d’abord que si les droits humains ont une vocation universelle, leur signification n’a pas toujours été univoque. Bien au contraire, il y a eu de grands débats sur ce qui constituait l’humain et sur ce qui devait être défendu comme droit. Ainsi, quand bien même faire la généalogie de ce concept peut s’avérer une tâche sans fin (et que soient toujours cités comme antécédents la Révolution française et le Bill of Rights des États-Unis), l’année 1948 constitue un tournant en raison de l’innovation que la Déclaration universelle opérait par rapport aux définitions traditionnelles de la souveraineté nationale, en partant du constat de ce que les Nazis avaient pu faire sous couvert de lois nationales. Alors qu’il est peu mentionné dans cette histoire, il faut souligner le rôle de plusieurs juristes provenant de régions dites « périphériques », notamment certains diplomates latino-américains. En effet, des pays au faible poids géopolitique ont joué un rôle déterminant ; parmi eux, le Mexique, le Paraguay et l’Uruguay ont, par exemple, contribué à l’incorporation de thèmes liés aux droits sociaux dans la Déclaration.

 

S’il est important de mettre en lumière ces contributions, il faut également reconnaître que l’impulsion de 1948 n’eut pas de grandes répercussions sur le système international durant les deux décennies qui suivirent. Les luttes anti-impériales et les mouvements de décolonisations n’étaient alors pas programmatiquement organisés en termes de droits individuels mais comme mouvements collectifs dont la priorité était l’autodétermination des peuples.

 

Après cette étape, au cours de la période que nous pourrions appeler « post-68 », l’idée d’un mouvement basé sur la défense des droits individuels comme voie vers un monde meilleur commença à faire sens pour de plus en plus de gens. Ce processus se déroula sur les ruines des précédentes utopies politiques, en particulier celle du paradigme révolutionnaire et des projets nationalistes, anti-impérialistes et anti-coloniaux. Ce fut à la fin d’une étape historique que l’on peut relier à la guerre du Vietnam que fut réinvesti le langage des droits humains, en tant qu’alternative aux luttes populaires chargées de violence de la période antérieure. C’est à ce moment que les droits humains devinrent, comme l’a écrit l’historien Samuel Myn, « la dernière utopie ». La politique de l’administration de Jimmy Carter (1977-1981) a été paradigmatique de ce changement d’époque et a été centrale pour sa consolidation au sein d’un système institutionnel et normatif international complexe.

 

Il faut aussi souligner le rôle des exilés de gauche qui fuyaient les nouveaux autoritarismes du Cône Sud dans le renforcement et la légitimation de ces réseaux transnationaux de droits humains qui, d’une certaine manière, mettaient à mal l’ordre bipolaire de la Guerre froide. Cela ne fut possible qu’à la condition d’une substantielle transformation politique, idéologique et culturelle qui les amena à passer d’un discours révolutionnaire aux inspirations marxistes à un langage libéral destiné à protéger l’intégrité physique des militants, désormais devenus des victimes des violations des droits humains. Cette évolution, perceptible dès la fin des années 1970 dans tous les secteurs de gauche du Rio de la Plata, permit l’inclusion de ces derniers au système international des droits humains tout en donnant à celui-ci une légitimité comme espace de dénonciation de ces crimes à l’échelle globale.

 

Dans nos pays, l’essor de ce mouvement et sa projection globale ont coïncidé avec le début des longs processus de transition et de retour à la démocratie. L’idée même de transition, qui fut un thème de débat théorique et politique avant d’être une réalité historique, était liée à la manière dont ce langage alternatif a innervé les formes et les conditions du changement social. Au-delà des divergences, des carences et des insatisfactions ayant émaillé chaque cheminement national, les transitions ont été marquées par cette façon de penser la politique et l’horizon des démocraties retrouvées. Ainsi, en Uruguay, alors même que le traitement judiciaire de l’héritage autoritaire y était restreint et remis à plus tard, la dictature a été progressivement assimilée à un régime de violation systématique des droits humains, similaire à ceux de la région.

 

Le concept de « terrorisme d’État » cristallise cette perspective sur des processus historiques qui jusque-là avaient été principalement définis par leur relation avec les mutations du capitalisme global et par les changements de configuration du pouvoir entre les élites militaires, politiques et économiques. Ce constat n’implique pas d’ignorer les polémiques, les résistances, les batailles mémorielles et les nombreux mécontentements qui ont pu se manifester sur le chemin : il s’agit de souligner que cette vision des dictatures explique comment le mot d’ordre « Nunca más » est rapidement devenu une manière concise et effective d’exprimer les grands consensus sociaux du pacte démocratique. Cela permet de comprendre pourquoi le processus argentin a souvent été considéré comme un modèle par les spécialistes de la justice transitionnelle qui cherchèrent à transformer le contingent en nécessité.

 

Ce mot d’ordre n’est pas demeuré figé. Avec le temps, de nouvelles déclinaisons sont apparues : de nouveaux groupes de victimes, de nouvelles manières de s’en souvenir, de nouveaux mémoriaux, avec de nouvelles demandes de réparation et de nouvelles affaires portées devant les tribunaux. Ont également émergé diverses tentatives pour mettre en relation ces violences avec les continuités qu’elles connaissaient dans les sociétés contemporaines, très souvent pensées comme « post-dictatoriales ». Depuis le champ de l’historiographie et des sciences sociales, ces évolutions s’accompagnèrent de la création d’un domaine d’études marqué par sa proximité avec les processus mémoriels et par sa faible capacité à se distinguer des espaces citoyens de demande de vérité, de justice et de mémoire. Une communion se produisit entre groupes académiques, mouvements sociaux et promoteurs de politiques publiques, tous travaillant de manière conjointe pour l’élaboration et la reproduction d’un récit historique sur le passé récent ayant des implications normatives sur les démocraties réellement existantes.

 

Ce cycle, avec ses vertus et ses défauts, commença à donner des signes de faiblesse alors que se déployait la « vague progressiste » du nouveau millénaire. Certains alertèrent alors sur l’émergence des « nouvelles droites », leur esprit négationniste quant aux crimes des dictatures et leurs critiques des consensus atteints par les sociétés du Cône Sud en matière de droits humains. Mais il a été peu question jusqu’à présent des conditions qui ont rendu possibles de tels discours. Certains des acteurs de ces nouvelles droites n’étaient pas si nouveaux que cela et leurs discours sur le passé n’étaient pas vraiment inédits. Il s’agissait au contraire de récits présentant des points de contact très forts avec les arguments qui ont dès les périodes autoritaires justifié le terrorisme d’État comme réponse légitime au contexte d’exceptionnalité des luttes sociales et armées promues par les gauches à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Pour quelles raisons ces voix jusque-là contenues ou mises en sourdine dans le débat public se faisaient à nouveau entendre avec force ? Nous faisons l’hypothèse que, au-delà de la réaction que ces mouvements exprimaient face aux impulsions de « l’ère progressiste » sur des thèmes aussi divers que le genre, les procès de militaires et les politiques mémorielles, ces discours furent rendus possibles parce qu’il existait une série de demandes sociales qui ne trouvait pas à s’exprimer dans le langage des droits humains du cycle des transitions.

 

Cela ne veut pas dire que ce langage ne s’adresse qu’au passé. Il a aussi été un outil important pour l’émergence de nouveaux mouvements sociaux. Certaines notions, qui provenaient de l’expérience dictatoriale et qui répudiaient la violence étatique sur les corps, furent utiles pour dénoncer la violence envers les femmes dans les sphères publiques et privées, l’interdiction de l’avortement et les pratiques discriminatoires à l’encontre de la population LGBTQI+. Cela montre que les droits humains du passé ont pu être actualisés pour le développement de nouvelles luttes. La capacité des activistes à relier ces traditions à d’autres demandes doit se lire à l’aune du fait que ces mouvements, des féminismes aux défenseurs de la diversité sexuelle et de genre, reconnaissaient le caractère inaugural du cycle des transitions démocratiques et des demandes traditionnelles en matière de droits humains.

 

Mais il faut aussi dire que le langage des droits humains n’a pu être articulé de manière aussi vigoureuse à d’autres problématiques des nouvelles démocraties. Bien que l’une des nouveautés de la Déclaration de 1948 ait été la codification des droits sociaux, le cycle post-dictature n’a pas eu cette perspective comme principe fondateur. Dans les années 1980 et 1990, il y eut des tentatives pour montrer le lien entre l’expérience de violation des droits civils et politiques d’une part et les modèles d’ajustement et de transformation économique et sociale mis en place par les dictatures d’autre part. En Argentine, par exemple, eurent lieu des procès portant sur la responsabilité des entreprises durant la période autoritaire. Il fut également montré que la terreur avait pour finalité l’application de modèles régressifs en matière économique et sociale. Néanmoins, le langage libéral des droits humains n’a généralement pas constitué un outil pertinent pour faire face aux nouvelles crises marquées par l’augmentation des inégalités et de la marginalisation. Même les systèmes de transfert de revenus expérimentés par les gouvernements progressistes du nouveau millénaire, associés à des minimas sociaux nécessaires à la garantie de la dignité humaine, n’ont pas été perçus dans la sphère publique comme des droits basiques liés à la reproduction de la vie. Au contraire, se sont développés des discours stigmatisants qui assimilaient ces politiques à des logiques clientélistes ou populistes.

 

Souvent, ces processus de marginalisation sociale furent assimilés à l’augmentation de la violence sociale et étatique (parfois selon des alliances complexes avec des groupes liés au crime organisé et au narcotrafic). Cette escalade ne put elle non plus être corrélée de manière productive à l’expérience du passé dictatorial. Tandis que le langage des droits humains réclamait l’empathie pour les victimes de la violence étatique et para-étatiques survenues durant cette période, les États et les autres acteurs du pouvoir continuèrent à être systématiquement producteurs de nouvelles violences à l’encontre des secteurs populaires ; pour ces derniers, la rhétorique des droits humains ne constituait pas une ressource pour contrer ces nouvelles formes de violence sociale. Les similitudes étaient nombreuses. Mais tandis que les drames du passé étaient exprimés en termes de droits humains, pour parler du présent c’est la rhétorique de la sécurité qui a été mise en exergue et qui, à bien des égards, s’opposait à celle des droits.

 

Par ailleurs, l’expansion des services sociaux liés à l’éducation et à la santé ne s’est pas accompagnée d’une meilleure représentation du rôle de l’État dans cette amplification des droits. Au contraire, les services publics sont conçus comme un pis-aller pour ceux qui ne peuvent accéder au privé. Ces questions ne sont pas non plus pensées en termes de droits dans le débat public. Au Chili il y a eu des tentatives pour faire le lien entre l’accès à l’éducation et les restrictions des droits lors de l’expérience dictatoriale. Les événements qui ont suivi l’ « estallido social » de 2019 ont toutefois montré que ces tentatives n’ont pas porté leurs fruits. La méfiance envers le public n’est pas uniquement liée aux investissements insuffisants dans ce domaine, mais, de manière centrale, aux transformations des subjectivités associées à une sensibilité néo-libérale qui conçoit la consommation comme la voie de la satisfaction individuelle des droits (et de tout désir). Cette perspective (que l’on peut certainement qualifier d’utopique) a fragilisé encore plus le pouvoir de persuasion du langage des droits humains qui conférait à l’État le rôle de garant et qui situait dans la sphère publique la possibilité d’exiger l’accomplissement de cette responsabilité.

 

Telle est la situation actuelle du langage des droits humains modelé en 1948 et mis en avant dans nos pays lors du cycle qui a débuté avec les transitions démocratiques : il convainc peu, a perdu de sa force d’attraction et cela ne peut être imputé uniquement à l’extrême-droite. Il semble peu efficace pour répondre aux demandes sociales contemporaines. Nous espérons avoir clairement montré qu’il n’en a pas toujours été ainsi : il a été déterminant dans la démocratisation de nos sociétés. Aujourd’hui, cependant, il ne s’articule plus avec certains des problèmes qui nous tourmentent le plus. Nous ne renions pas ce langage si précieux qui a contribué à produire certains des meilleurs aspects de ces fragiles démocraties. Pendant que nous écrivons ce texte, à Buenos Aires, le droit de manifester est remis en cause d’une manière qui ne compte que peu d’antécédents dans l’histoire démocratique récente de l’Argentine. Dans ce contexte, la mémoire des luttes pour les droits humains et les valeurs démocratiques est plus que jamais nécessaire. Nous appelons simplement à prêter attention à celles et ceux qui ne se sentent pas interpelés par cette exhortation. Il faut comprendre les raisons de cet éloignement et penser de manière créative les connexions entre les expériences du passé et les crises du présent pour nous donner les moyens d’imaginer des sociétés plus justes, plus égalitaires et plus libres dans le futur. Puissions-nous, depuis cette partie du globe, comme à tant d’autres moments depuis la deuxième moitié du XXe siècle, avoir la capacité d’apporter quelque chose pour avancer dans cette direction, avec une part nécessaire d’utopie.

 

 

 

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